En anglais surtitré français, le Conte des deux villes de Charles Dickens a été adapté à la scène par Ben Duke. ce qui à l’époque aurait pu s’inscrire dans les lectures -spectacles que donna Charles Dickens dans la deuxième partie de sa carrière à partir de 1858.
En l’occurrence, il fallait beaucoup d’audace, de sensibilité et d’imagination pour opérer des choix dans cette immense oeuvre au caractère à la fois historique et romanesque et la faire tenir sans défaillance en une heure et demie de spectacle. Et quel spectacle!
Ben Duke, l’a fait avec succès en combinant plusieurs moyens : Le théâtre bien sûr et le jeu exploratoire des situations que prépare le récit conté ensuite (déclamé parfois), renforce le filmé- voire la confidence filmée-, et met en valeur l’expression dansée- car la compagnie Lost Dog va au-delà de la chorégraphie dans la révélation de l’intime via la danse- mime, corporelle et émotionnelle. Une mise en abime complète en quelque sorte.
A cela s’ajoute le décor, une simple cabane un peu décadente; mais il y a le devant où tout se joue et s’interprète, le dedans où se déroule le « caché » secret, non- dit ou non -avoué, et l’autour où se bousculent histoires et personnages dans le quotidien.
Au départ, le spectateur est interpellé par Lucie Manette Junior, partie pour constituer un documentaire sur un évènement vécu dans l’enfance. C’est la clé d’entrée et la perception moderne de l’histoire qui conduit en quelque sorte vers une remontée originelle. La période passée évoquée est certes celle de la Révolution Française, et même de la Terreur.
Au long des découvertes scéniques se déroulent néanmoins autant l’histoire de la famille Manette- Darnay- d’Evremont, autour de Paris, car Londres est peu évoquée sinon comme sous-tendant le choix de vie de la famille, fuyant les violences Révolutionnaires, que la révélation progressive par questionnements successifs de Lucie Manette Junior de ce qui devient le secret de famille.
Le fil conducteur est bien de Charles Dickens, enrichi fort heureusement de citations superbes, mais le déroulé et le fond est bien autre. Dans Dickens, le secret de Charles Darnay, est celui du noble échappé à une tradition nobiliaire honteuse: le droit de cuissage et les meurtrissures infligées au « peuple » par le pouvoir, qui conduit une jeune victime et son frère à la mort, et la famille endeuillée à la haine et l’attaque révolutionnaire.
Or, le secret de famille de Lucie Junior, s’alourdit au cours de la version moderne par l’homicide, certes en légitime défense et en situation d’urgence, par Lucie Manette mère, de Mme Defarge , la soeur vengeresse de la victime de ce qui s’appelle un viol. De même le pauvre Charles Darnay-d’Evremond, réduit en fin de parcours à l’état d’alcoolique. Inouï et inédit chez Dickens! Il s’agit là visiblement de nécessités théâtrales, le nombre des personnages devant être réduit, et les scènes aussi explicites que possible, mais ces quelque libertés transforment l’orientation humaniste Dickensienne des évènements…sauf que la pièce se termine sur la magnifique et ultime pensée de Sydney Carton sur le sens de sa vie, de son sacrifice et de l’histoire. Qui devient le héros de qui et de quoi alors ?
La pièce est jouée à 90% en anglais (excellente initiative) surtitrée en français et cette initiative apporte doublement au spectateur français, qui retrouve la richesse initiale de l’auteur d’une part, tout en étant sensibilisé à quelque interprétation langagière de l’autre. Cela ne gêne nullement, il ne s’agit que d’un point de plus car le sur-titrage ne prend pas d’espace, situé en haut de la scène et en caractères très lisibles.
Restent les acteurs-comédiens-danseurs: un rare et précieux combiné, où chacun trouve sa forme et ses modalités de jeu et d’expressions. La caméra qui filme les meilleurs (ou les plus durs) moments et les relance sur écran ajoute à la force d’expression qui se joue par la danse et le mouvement, voire l’agitation corporelle – par exemple Darnay se trainant ivre mort jusque devant la scène, ou Mme Defarge reproduisant la scène de violence subie par sa jeune soeur, ou encore le moment de méditation solitaire de Lucie Manette -mère, en plein désarroi devant la remontée des souvenirs qu’elle veut oublier et que sa fille ravive.
Chaque actrice-comédienne, acteur-comédien, garde sa personnalité propre et tous ont des qualités intrinsèques qu’il serait trop long d’expliciter. Mais remarquons au passage quand même les extraordinaires talents de Témitope- Ajose Cutting, tant dans sa magnifique déclamation modulée et hypersensible du monologue pourtant violent et cruel de Mme Defarge que dans plusieurs moments dansés tout aussi sensibles et expressifs. Nina Morgane Madelaine, porte en grande partie sur ses épaules l’ensemble du spectacle en criaillant parfois, mais son léger accent en anglais est délicieux et ajoute un zest de caractère à son personnage- de Paris à Londres ou l’inverse? -La sobriété de jeu de Valentina Formenti, Lucie Manette mère, dans la bousculade des émotions et remises en cause, est particulièrement signifiante et interpelle à la fois le regard et l’attention du spectateur. Hannes Langolf est un Charles Dornay tourmenté, imprévisible ou trop prévisible, en la circonstance indispensable car il EST le futur Charles Dornay post-épreuve, n’acceptant pas à postériori sa faiblesse d’alors et trainant une culpabilité indicible. John Kendall, le fils Sydney, annoncé d’ailleurs par Carton dont il a le prénom, est un accompagnant de chacun dans la famille: à casquette multiples, fils, frère avec un relent de petit-fils cordonnier, reste le plus calme et le moins hystérique du lot.
Enfin passons à deux éléments importants dans toute mise en scène: la lumière et la musique. La première littéralement éclairait souvent avec des tons différents les personnages et les filmages, un peu comme pour ajouter à la personnalité des uns et à l’impact des autres; un ensemble de variations très important et qui apporte beaucoup.
La musique qui annonce, conduit, souffle et soutient tout, est également bien dosée et anticipe ou accompagne parfaitement les mouvements dansés par exemple, mais pas seulement, car les moments de tristesse de Lucie-mère, vibrent discrètement et la musique joue son rôle elle aussi.
Un très bon spectacle, partant de Dickens peut-être mais qui s’en éloigne dès les premiers mots, pour devenir une quête complète de soi et de chacun autour d’un secret de famille. L’historique n’est alors qu’un faible atour justifiant l’ensemble d’une broderie aux détails parfois prémonitoires.
ApK